Un réseau décentralisé pour les bibliothèques

Michael Ravedoni
1 septembre 2022
Abstract
À quoi ressembleront nos futures bibliothèques ? Pour ne pas y répondre de manière hasardeuse, je me suis posé une seconde question: à quoi ressemblera notre future organisation sociétale? Après réflexions, la conclusion à laquelle je suis arrivé est que les bibliothèques mimeront le processus de décentralisation de notre société et seront organisées en un super réseau technologique et humain.
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Une organisation sociétale décentralisée

On parle beaucoup de décentralisation dans le domaine informatique. Est-ce que ce phénomène ne pourrait pas petit à petit s’étendre à notre organisation sociétale? Les citadins quittent les villes pour aller en campagne, des villages se créent, d’autres se défont. Pour cet exposé, posons une hypothèse: nous serons organisés en villes, cités, villages de toutes les tailles ayant chacune ses spécificités uniques, ayant chacune sa souveraineté et son autonomie. Ces « unités» seraient connectées entre elles par des échanges et par la collaboration où aucune ne serait la «cheffe» de l’autre. En d’autres termes: un réseau décentralisé d’unité sociétale. Mais alors, comment faire pour gérer des centaines des milliers de tout petits et tout grands groupes? Les travaux de Yona Friedman (Friedman 2015; 2016) nous apprennent que la centralisation et la fédéralisation ne fonctionnent pas de manière optimale et qu’il est important de faire attention à la grandeur de chaque unité1 . L’alternative serait le réseau décentralisé.

Figure 1. Différence entre un système centralisé, décentralisé et distribuée. Source : Michael Ravedoni, CC-BY.

La bibliothèque comme centre de ressources

Avant d’aborder la question du réseau, intéressons-nous tout d’abord à l’unité sociétale : ce groupement organisé d’êtres humains vivants sur un même lieu défini géographiquement. Comme mentionné dans l’hypothèse plus haut, cette unité est souveraine et autonome. De ce fait, elle a besoin de ressources pour prospérer et se développer. Par ressource, nous parlons tout autant des ressources physiques et matérielles que des ressources informationnelles et liées à la connaissance.

Dans une unité sociale autonome appartenant à un réseau décentralisé, il est fort à parier que nous verrons émerger la notion de communs2 : ressources naturelles (forêt, eau), matérielles (machine, équipement, matériaux) et immatérielles (informations, œuvres).

L’organisation d’une société des communs requiert, entre autres, la mutualisation des ressources par la création de coopératives ouvertes, de chambres des communs ou d’institutions locales propageant les licences ouvertes (Bauwens, Kostakis 2017). Et si ce que représentent ces termes pouvait être rassemblé en une seule entité ou un seul lieu ? Un lieu où l’on met à disposition des équipements et des ressources, un lieu où il est possible de discuter et de créer à plusieurs, un lieu où l’on trouve de l’aide et où l’on peut apprendre et contribuer pour le bien « commun ».

Oui, cela ressemble étrangement à ce que l’on peut désigner aujourd’hui comme une : bibliothèque ! Certes, nous ne trouvons aujourd’hui pas de plexiglas ou de bois dans une bibliothèque, non ce n’est pas encore un lieu de création à valeur économique, ni un lieu où les licences ouvertes sont majoritaires3. Mais qu’est-ce qui nous empêcherait de les faire évoluer pour qu’elles deviennent ces lieux ?

Les technologies de la décentralisation

La création de ces lieux physique, j’en avais déjà parlé dans mon précédent article à propos des bibliothèques plateformes (Ravedoni 2019). J’avais d’ailleurs distingué deux types de plateformes : la plateforme culturelle et la plateforme informationnelle. Dans cet article, je m’étais arrêté plus longuement sur la plateforme culturelle, au tour maintenant de présenter la plateforme informationnelle.

L’idéal pour que ce type de plateforme existe serait la création d’un système cohérent combinant des technologies et protocoles dont les principaux composants seraient4 :

  • Un système décentralisé où stocker les ressources de manière permanente pouvant gérer les différentes versions et dont les différentes ressources seraient accessibles avec un identifiant unique ;

  • Un vocabulaire commun de description pour tous les domaines des activités et du savoir humain ;

  • Un système d’authentification décentralisé ;

  • Un système pouvant rechercher ou indiquer où se trouve chaque ressource.

Ces technologies et protocoles existent déjà aujourd’hui. Il suffirait de les combiner pour que ce super système prenne forme. Voici certains d’entre eux :

IPFS : l’InterPlanetary File System est un protocole et un réseau distribué (ou pair à pair)  qui permet de partager et stocker des données. Ce protocole permet par nature le stockage permanent et la gestion de versions de toutes les données présentes dans son réseau.

Dat/Hypercore Protocol : protocole et réseau distribué (ou pair à pair) qui permet de partager et stocker des données de manière transparente et sécurisée sans serveur sur Internet. Il prend en charge la gestion de versions.

Schema.org : communauté fondée par Google, Microsoft, Yahoo et Yandex dont la mission est de créer, maintenir et promouvoir des schémas de données structurées sur Internet. Ce vocabulaire peut être exprimé dans différents encodages comme RDFa, Microdata et JSON-LD.

Fediverse : ensemble de serveurs fédérés par un protocole ouvert commun (souvent ActivityPub) qui peuvent communiquer entre eux tout en étant indépendant autant du point de vue des données que de l’hébergement physique.

ActivityPub : recommandation du W3C et API décentralisée qui permet l’envoi de notifications, la synchronisation de contenu et l’abonnement à des contenus sur des systèmes différents.

Solid : spécification qui permet de stocker des données personnelles ou non de manière sécurisée à l’endroit de son choix appelé Pod. Son propriétaire contrôle les personnes et les applications qui peuvent y accéder ou non. Le projet est dirigé par l’inventeur du Web lui-même, Sir Tim Berners-Lee.

JSON-LD : recommandation du W3C, il est une méthode d’encodage de données structurées basée sur le format JSON. Cette méthode est très facilement implémentable par les développeurs et lisible à la fois par les humains et les machines.

Les métadonnées automatiques

Mais à quoi serviraient ces technologies en plus de ce qui existe déjà aujourd’hui ? La manière dont on crée aujourd’hui les œuvres, les données et l’information en général évolue. Tout un chacun peut participer à cette création de façon constante et très rapidement. Pour illustration, environ 29 000 Go de données sont créés chaque seconde dans le monde5. C’est colossal ! Et bien aujourd’hui, pour mettre de l’ordre là-dedans, on traite les données a posteriori. C’est bien ce que font par exemple les bibliothèques lorsqu’elles créent une notice pour chaque ressource à cataloguer après la création de ladite ressource.

Quel gain de temps si ces notices se généraient automatiquement dès la création des ressources ? Que diriez-vous si un livre écrit par un auteur apparaissait directement dans le catalogue de la bibliothèque locale de son auteur dès sa publication ? Sans avoir rien à faire ? Que diriez-vous si les plans de rénovation de la salle de théâtre de votre ville étaient directement accessibles depuis le bureau d’architecture qui mène le projet ?

Nous n’aurions même plus à réfléchir à la manière de décrire les ressources. Les logiciels d’édition et de création des ressources intègreraient au sein de la ressource toutes les métadonnées nécessaires. Celle-ci, une fois publiée sur le système faisant partie du réseau créé par les bibliothèques, rejoindrait alors les connaissances mondiales.

Bien sûr, cela impliquerait deux choses :

  1. Que les bibliothécaires collaborent entre eux et avec les entités en place et futures ;

  2. La création d’un vocabulaire commun couvrant tous les domaines des activités et du savoir humain.

Cet élément plus humain que technique a déjà été initié par le projet Schema.org comme mentionné plus haut. Certaines bibliothèques s’y sont intéressées, mais nous sommes encore loin d’une adoption et d’une cocréation commune. Je vois le bibliothécaire, avec ces multiples connaissances et compétences, comme un architecte légitime de ce vocabulaire.

Le réseau comme catalogue

Avec ces éléments en tête, on obtient alors un catalogue natif dès la conception des ressources qu’il contient. Le réseau devient le catalogue. À partir des éléments mentionnés plus haut, on peut alors imaginer plusieurs scénarios :

Scénario A — Fediverse, un ensemble de catalogues : un ensemble de logiciels ou d’applications différentes hébergés sur des serveurs différents fédérés par le protocole ActivityPub. Les catalogues pourraient communiquer entre eux et intégrer les notices de chaque bibliothèque par abonnement. On obtiendrait alors rapidement un catalogue mondial uniformisé sans instance centralisatrice (données ou gouvernance). Seuls le protocole d’échange (ActivityPub) et la description des données (Schema.org et JSON-LD) seraient discutés entre bibliothèques.

Scénario B – Un protocole décentralisé : passer du protocole HTTP vers IPFS ou Hypercore pour le stockage des données. Ainsi n’importe qui peut participer à l’apport de connaissance et de données sans besoin de gouvernance. Les données ainsi stockées sont par définition permanentes et versionnables. Les données stockées utilisent Schema.org et JSON-LD pour la description des données. Des moteurs de recherche et d’indexation comme sonar6 existent déjà.

Le rôle du bibliothécaire

Fini le catalogage, le bibliothécaire s’investit alors dans la gestion des protocoles, du vocabulaire et le développement des outils de création. Il s’occupe de curation et de sélection. Il aide à ce que chacun puisse contribuer au réseau et à l’apprentissage. Il établit des liens entre les différents acteurs7.

Si le rôle des bibliothèques est d’aider tout un chacun à créer des œuvres et des savoirs afin de les rendre accessibles au plus grand nombre, alors il me semble logique que chaque bibliothécaire ait son mot à dire dans la création d’un système qui permet et facilite ce processus de A à Z.

Un super réseau de bibliothèques locales

Si l’on se soucie beaucoup de faisabilité, d’explications et de technique lorsque l’on parle de technologies, il est également indispensable de se soucier des buts que sert cette même technologie. C’est pourquoi il est important de revenir maintenant sur le « pourquoi » de la mise en place d’un réseau décentralisé de bibliothèques.

J’ai la conviction qu’une bibliothèque est un outil faisant partie du groupe par lequel elle a été créée pour servir 3 missions principales : agréger l'information, mettre à disposition et créer du lien. Ces missions demandent aux bibliothécaires d’être de plus en plus dans le lien humain plutôt que dans l’opérationnel. Pourtant, aujourd’hui la plupart des bibliothécaires officient des tâches de backoffice invisible pour les visiteurs. Tout ce temps passé à décrire, classer, corriger, etc. est du temps non investi dans la création, le partage et l’apprentissage.

La création d’un super réseau composé d’une infinité de plateformes informationnelles ferait basculer à moyen terme les tâches opérationnelles opérées par les bibliothécaires vers des tâches liées aux liens humains. Les tâches génériques que chaque bibliothèque doit observer seraient gérées par ce super réseau. Les bibliothèques pourraient alors s’investir dans les missions locales et spécifiques des groupes ou unités sociales dans lesquelles elles sont implémentées.

La bibliothèque devient alors le centre de ressources, de chaque groupe, de chaque unité sociale. Voilà le réel but de la création de ce super réseau : permettre encore plus facilement la cocréation au sein de chaque bibliothèque, permettre plus de liens, plus de partage, plus de vie !

Notes

  1. Friedman nomme cette notion le groupe critique (Friedman 2015, p. 50).

  2. Selon P. M. (2016), cette notion se définit comme un métabolisme social fondé sur la production, la conservation et l’utilisation de biens et services communs.

  3. Notons que cela n’est pas totalement vrai. En effet, il existe des bibliothèques où l’on trouve du bois, d’autres où l’on nous aide à créer des entreprises et d’autres où il est possible de déposer ses propres œuvres libre de droit.

  4. Les composants exposés sont inspirés de la FAQ de DWeb (Internet Archive 2022) un réseau mondial créé par Internet Archive travaillant à la création d’un Web décentralisé.

  5. Selon Data Never Sleeps 5.0 une étude de Domo.

  6. Projet développé par arso un collectif de développeurs souhaitant créer des outils pour la préservation et l'exploration décentralisée de l'information et des données. Plus d’informations sur https://arso.xyz.

  7. La lecture de The New Librarianship Field Guide (Lankes 2016) apportera de nombreux éléments de compréhension sur ce sujet.